Charte de la langue française: les municipalités bilingues n'ont pas obtenu de sursis
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Par La Presse Canadienne, 2024
MONTRÉAL — Les municipalités à statut bilingue ont échoué dans leur tentative de faire suspendre certains des articles de la Charte de la langue française (CLF) qui ont été modifiés par l’adoption du projet de loi 96.
Dans une décision rendue mardi, la juge Silvana Conte, de la Cour supérieure, refuse d’accorder à ces municipalités le sursis qu’elles réclamaient pour une poignée d’articles qui les affectent plus directement en attendant que les tribunaux tranchent sur le fond des modifications apportées à la Charte par ce projet de loi.
La juge n’a pas mis de temps à trancher, la cause ayant été plaidée le 30 septembre dernier.
Articles de la Charte visés
La demande des 23 municipalités à statut bilingue visait plus spécifiquement les articles portant sur la rédaction de contrats «exclusivement» en français et les pouvoirs d’inspection et de saisie de l’Office québécois de la langue française (OQLF) qu’elles estiment abusifs. Elles demandaient également que soient suspendus les articles donnant le pouvoir au ministre de la Langue française de suspendre leurs subventions et ceux portant sur l’obligation de sanctionner leurs employés qui contreviendraient à la Charte.
D’entrée de jeu, la juge Conte rappelle que «le sursis est un recours essentiellement discrétionnaire qui ne doit être accordé que dans des cas exceptionnels». Ce recours judiciaire est soumis aux trois mêmes critères qu’une demande d’injonction interlocutoire en ce sens que les demanderesses devaient démontrer l’existence: d’une question sérieuse à juger; d’un préjudice irréparable si la demande est rejetée; que la balance des inconvénients favorise la demanderesse puisqu'elle subira le plus grand préjudice si la demande de sursis est refusée.
Questions sérieuses
Le premier critère est généralement rempli en ce qui concerne la langue des contrats et le pouvoir d’inspection et de saisie de l’OQLF puisque, comme l’explique la magistrate, «le Tribunal ne décide pas le mérite de la question. Il suffit que la question ne soit ni frivole ni vexatoire».
Il en va autrement de la capacité pour le ministre de retenir des subventions car, écrit-elle, «les allégations de la demande ne permettent pas au Tribunal de conclure qu'il s'agit d'une question constitutionnelle sérieuse ou une difficulté réelle d'interprétation. Le fondement juridique des prétentions liées à l'imprécision constitutionnelle est complètement absent.»
Aucun préjudice sérieux
C’est toutefois autour de la question du «préjudice sérieux ou irréparable» que la demande échoue sur toute la ligne. Dans le cas des contrats rédigés en français seulement, la juge n’y voit «aucun dommages sérieux ou irréparables découlant du refus d'accorder le sursis demandé».
«D'abord, la majorité des contrats conclus par les demanderesses sont rédigés en français et à l'exception de la Ville de Blanc-Sablon et la Ville de Bonne-Espérance, elles ont les ressources financières et humaines pour se conformer aux exigences de la CLF. De plus, quant aux contrats qui sont rédigés uniquement en anglais, les demanderesses spéculent sur les difficultés de ces tierces personnes de fournir des contrats en français, sans en faire la preuve», écrit-elle.
Aussi, ajoute-t-elle, l’exigence de rédaction des contrats en français présente des «inconvénients», mais pas de «préjudices sérieux ou irréparables qui justifient la suspension de l'article 21 de la CLF».
Quant aux inspections de l’OQLF, la juge Conte estime que «les demanderesses n'ont pas fait la preuve d'une probabilité réelle qu'un préjudice sérieux ou irréparable. (…) Il s'agit de crainte ou spéculation du risque d'abus». Elle rappelle au passage que «puisque les demanderesses conservent leurs recours contre l'OQLF advenant l'exercice abusif des pouvoirs d'enquête, le préjudice n'est pas irréparable».
Préjudice «purement théorique»
Quant au retrait possible des subventions, la juge reconnaît qu’il y aurait alors préjudice, mais elle le qualifie de «purement théorique» et signale que «ce préjudice découlerait d'une violation de la CLF et non d'un refus d'émettre une ordonnance de sursis».
Quant à l'obligation d'établir des mesures disciplinaires et établir des sanctions pour assurer le respect de la CLF, «la preuve de préjudice sérieux ou irréparable est inexistante», tranche-t-elle.
Cette absence de préjudice sérieux ou irréparable rend donc caduque la nécessité de se pencher sur le dernier critère, soit la prépondérance des inconvénients, fait valoir Silvana Conte: «puisque les demanderesses n'ont pas fait la preuve d'un préjudice sérieux ou irréparable, la prépondérance des inconvénients milite clairement contre l'émission d'une ordonnance de sursis».
Les municipalités, représentées par le célèbre constitutionnaliste Julius Grey, espéraient le maintien du statu quo sur ces questions jusqu’à ce que les tribunaux tranchent sur le fond des modifications apportées à la Charte de la langue française par ce qui était, avant son adoption, le projet de loi 96.
«Une créature du législateur provincial»
L’avocat du gouvernement, Me Charles Gravel, y était allé d’une réplique musclée, rappelant d’une part que « les municipalités sont une créature du législateur provincial qui a une compétence totale et sans réserve» en matière de langue. Une municipalité, avait-il ajouté, «ne détient que le pouvoir que lui confère le législateur provincial».
Il avait également soutenu que la demande des municipalités était purement théorique puisque celles-ci n’avaient présenté aucun témoin ayant subi le préjudice allégué.
Les municipalités dont la moitié de la population ou plus est anglophone ont droit au statut de municipalité bilingue, statut qui leur permet d’utiliser l’anglais dans diverses situations, en autant qu’elles garantissent de pouvoir servir leur population en français également. Bien qu’une dizaine des 23 municipalités de la coalition des municipalités à statut bilingue soient situées dans la région de Montréal, la majorité d’entre elles sont en région, notamment en Outaouais, en Gaspésie, sur la Côte-Nord ou en Estrie, par exemple.
Pierre Saint-Arnaud, La Presse Canadienne